L’euro : un message de solidarité
La crise de l’UE est autant une question de leadership et de solidarité que de budgets et de dettes publiques. Il est temps d’en finir avec les caricatures et d’écrire le prochain chapitre de l’histoire de l’Union. Pour cela, nous aurons besoin de données précises et transparentes.
« L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait », déclarait en 1950 Robert Schuman, l’un des pères fondateurs de l’Union européenne. Bâtie pendant les 60 dernières années, cette solidarité est aujourd’hui mise à rude épreuve.
Ce qui se passe actuellement en Grèce et risque de se propager ailleurs – ces scènes de violentes manifestations, ce nombre croissant de démunis tributaires des banques alimentaires, ces politiques extrémistes, sources de dissensions – est aux antipodes de la vision de Schuman et sape les fondements qu’il avait érigés, avec Jean Monnet, dans les années 1950. Au vu, chaque semaine ou presque, de nouveaux signes de crise ou d’effritement de la confiance, l’Europe a rarement paru aussi vulnérable.
Comment en est-on arrivé là ? Comment remettre l’Europe sur les rails ? La crise sonne-t-elle le glas de l’euro ou représente-telle une première véritable épreuve de nature à inciter les dirigeants européens à écrire le prochain chapitre essentiel de l’histoire d’une intégration européenne toujours plus grande ?
Construire l’UE n’a jamais été une tâche aisée. La période d’expansion d’avant 2008 nous a détourné de certaines sombres réalités sur un projet encore largement inachevé. Tout autant que la Grèce ou la France, cet aveuglement a frappé l’Allemagne, qui a dépassé le seuil initial de 3 % du déficit budgétaire (sur lequel elle se voulait pourtant inflexible), laissant ses banques réaliser des investissements irréfléchis aux États-Unis comme dans la zone euro.
L’UE semblait alors n’avoir qu’une chose à faire : admettre de nouveaux membres en mai 2004, s’élargissant ainsi de 15 à 25 pays. Cette année-là, l’Irlande – aujourd’hui enlisée dans la crise – assurait la présidence de l’Union et John Rowan, l’ambassadeur irlandais auprès de l’OCDE, célébrait alors, dans l’Observateur de l’OCDE, une « Journée de bienvenue » sans précédent.
Mais tandis que l’économie prospérait, les efforts de construction d’une Europe plus forte ont connu un revers considérable, avec le rejet par référendum du Traité constitutionnel en 2005 en France et au Pays-Bas. Le Traité final, celui de Lisbonne, ne s’est pas attaqué aux faiblesses de l’UE, et depuis, la crise nous a brutalement ouvert les yeux.
Pourtant, les années 1980 et 1990 avaient été une période d’action et de réalisations pour l’UE, union douanière alors hérissée de barrières non tarifaires, donnant naissance, de 1985 à 1992, à un marché intérieur authentique quoiqu’encore inachevé.
Souvenons-nous aussi qu’une fois soldée la partition de l’Europe, héritage de la Seconde guerre mondiale, l’Allemagne fut réunifiée avec l’intégration de l’ex-RDA dans la RFA en 1990. Ce tournant fut considérable. L’UE a également soutenu la transition d’autres anciennes économies communistes, lançant un processus d’adhésion visant à les transformer en démocraties à part entière. En 1992, le Traité de Maastricht a ouvert la voie à la monnaie unique, l’euro, introduite entre 1999 – année où il est devenu la monnaie officielle de 11 pays – et 2001.
La construction européenne est aussi le fruit d’autres initiatives. Au début des années 2000 ont été définis de nouveaux objectifs environnementaux (réduction de 20 % des gaz à effet de serre, hausse de 20 % du rendement énergétique et part de 20 % d’énergies renouvelables), sociaux (taux d’emploi de 70 %, réduction de la pauvreté) et de compétitivité (objectif de 3 % du PIB consacrés à la R-D). Ces initiatives ont moins marqué les esprits que la création du marché et de la monnaie uniques, mais elles étaient l’expression d’ambitions communes et d’un souci de solidarité face aux problèmes communs. Or, c’est précisément cette solidarité qui semble avoir été le plus mise à mal durant la crise.
Une impression de manque d’orientation dominait déjà, fin 2008, quand la crise des subprimes aux États-Unis a provoqué des faillites bancaires dans l’UE, la plongeant dans une profonde récession, suivie à son tour des crises de la dette souveraine à la périphérie de la zone euro. Depuis, le projet européen a été secoué par une série de crises, balloté de l’une à l’autre et sans cesse accusé de manquer d’objectifs clairs ou de cap – comme si celui de survivre à la crise n’était pas suffisant en soi. Et en effet, selon les sondages, tous les pays de la zone euro préféreraient en rester membres pour ne pas subir les retombées délétères d’un éclatement de la zone : expression ironique de la solidarité au sein de l’UE. Mais pour que l’UE et ses citoyens continuent d’aller de l’avant, force est maintenant d’écrire un scénario d’avenir plus optimiste.
Restons groupés
Pour se forger une vision nouvelle et plus positive de la zone euro et, plus largement, de l’UE, tous les acteurs doivent être capables de reconnaître publiquement leurs erreurs, admettre qu’ils ont tous intérêt à trouver une voie de sortie de la crise et sentir de ce fait que la qualité de membre de l’UE, et plus encore de la zone euro, leur impose d’être solidaires pour surmonter les périodes difficiles.
La solidarité ne doit nullement signifier que les pays plus riches et plus solides assurent sur le long terme des transferts financiers au bénéfice des pays en difficulté, formant une « union des transferts » dans laquelle les pays les plus puissants redoutent de se voir attirer. Le budget de l’UE, qui ne représente que 1 % de son PIB, consacre déjà environ un tiers de ses fonds à la politique régionale, qui aide les pays et régions plus pauvres. Une augmentation importante de cette enveloppe n’est guère probable.
En fait, les flux financiers des banques des pays solides vers les pays plus faibles, durant une grande partie des années 2000, ont été l’une des causes du problème, en permettant à ces derniers de stimuler la demande plus rapidement qu’ils ne l’auraient dû, en accumulant des déficits courants extérieurs et de la dette extérieure. L’ampleur de ces flux est le résultat d’erreurs commises par les banques des pays solides et leurs autorités de tutelle, autant que par celles des pays faibles. Les banques qui ont pris des décisions d’emprunt déraisonnables et celles qui ont pris des décisions de prêt déraisonnables ont agi en complémentarité. Reste à espérer que la création d’une union bancaire permettra de résoudre cet imbroglio.
Le problème est que ce sont essentiellement les pays les plus faibles qui ont fait les frais de ces erreurs. Pour exercer le principe de solidarité, les pays plus solides doivent être prêts à assumer certaines des pertes financières subies – ils doivent, en effet, assumer eux aussi une part de la souffrance, et des coûts, résultant des déséquilibres qu’ils ont contribué à créer. Il est dans leur intérêt d’agir de manière constructive pour permettre aux pays en difficulté de se redresser et non de leur imposer une austérité si sévère et si douloureuse qu’elle leur interdira tout rétablissement.
Aussi l’Allemagne, les Pays-Bas et la Finlande, ne devraient pas tenter, comme ils l’ont fait, de revenir sur l’accord conclu en juin par le Conseil européen, en vertu duquel l’État espagnol n’aura plus à se porter garant des prêts consentis aux banques espagnoles. Cette décision est vitale pour donner à l’Espagne une chance d’échapper à l’interaction fatale de la crise bancaire et de celle de la dette souveraine. Les politiciens des pays plus solides devraient faire comprendre à leurs électeurs sceptiques qu’ils ont tout intérêt à voir se rétablir les pays actuellement en difficulté, car c’est seulement ainsi que leurs créanciers pourront espérer récupérer leur mise.
Solidarité et bonne gouvernance dépendent, de manière décisive, de la qualité de l’information, notamment de la fiabilité, de la pertinence et de la présentation appropriée des données statistiques. De fait, certaines des lacunes qui ont fait le lit de la crise actuelle dans la zone euro peuvent être attribuées à la piètre qualité des statistiques, mais aussi et surtout à la présentation des finances publiques sous un jour excessivement favorable – une opacité qui a fragilisé le projet européen dans ses fondements mêmes.
La communication d’informations transparentes et précises est indispensable. Le statut d’Eurostat, l’office statistique de l’UE, devrait être renforcé et ses locaux transférés du Luxembourg au siège de la Commission européenne à Bruxelles, puisque ses activités constituent une part essentielle des travaux de la Direction générale des affaires économiques et financières de la Commission, avec laquelle il devrait davantage coopérer. Eurostat doit pouvoir demander des comptes aux États membres lorsqu’il est permis de douter de la fiabilité des informations qu’ils fournissent. À l’heure où il s’agit de remettre sur pied des économies affaiblies, l’accès à des statistiques fiables est primordial.
La solidarité ne signifie pas non plus laisser les pays s’exonérer de leur responsabilité de prendre des mesures douloureuses pour résorber leur déficit budgétaire – ce que l’on ne saurait d’ailleurs reprocher à aucun pays vulnérable de l’UE et certainement pas à la Grèce, où le salaire net des fonctionnaires a été réduit de moitié depuis 2008. La solidarité signifie la prise en compte de la situation des économies soumises à des cures d’austérité budgétaire. Eurostat et la Banque centrale européenne devraient aussi diffuser très largement des statistiques précises sur le niveau de la dette privée (ménages et entreprises) et publique. L’OCDE, qui fournit depuis longtemps des données comparatives fiables, pourrait exercer un rôle d’observateur à cet égard. Il n’est désormais plus possible de soutenir que la dette publique ne compte pas tant qu’elle est contrebalancée par l’épargne privée, ce que les économistes ont avancé des années durant concernant l’Italie. Or l’épargne privée, volatile, peut aussi quitter le pays. On ne saurait non plus considérer que tant que la dette publique est peu élevée, l’augmentation de la dette privée ne compte pas. Comme on l’a vu en Espagne et en Irlande, le creusement de la dette privée peut entraîner une hausse rapide de la dette publique et un effondrement de l’économie.
Le message rappelant qu’il existe une communauté de destin, conjugué à des données fiables, est le seul moyen de battre en brèche les caricatures et les mythes propagés dans certains pays sur d’autres économies de la zone euro, qui risquent de provoquer l’éclatement de la zone et de saborder le projet européen dans son ensemble.
*Charles Jenkins a dirigé le pôle Europe de l’Economist Intelligence Unit (EIU) de 1976 à sa retraite en 2012. Commentateur des affaires européennes, il est à l’origine de plusieurs rapports très influents sur l’UE. Ardent défenseur de l’unité européenne, il a écrit de nombreux ouvrages et donné de nombreuses conférences. Son père, Roy Jenkins, a été Président de la Commission européenne de 1977 à 1981. Les opinions exprimées ici sont exclusivement celles de l’auteur.
Références
Pour mieux connaître les idées de Charles Jenkins, voir www.insighteu.com
Rowan, John (2004), « L’UE élargie et l’OCDE », L’Observateur de l’OCDE, n° 243, mai 2004
Schuman, Robert (1950), La déclaration Schuman, 9 mai
©L’Observateur de l'OCDE N˚ 293 T4 2012